Questions de sommeil
Épisode 4 : Troubles du sommeil : quelles conséquences sur l’entourage ?
Intervenants :
Parents d’enfants
Aurélie, maman de Livio, 11 ans
Stéphanie, maman de Alice, 13 ans
Sophie, maman de Marie, 31 ans
Professionnels de santé
Pr Carmen Schröder, Pédopsychiatre, Strasbourg
Pr Stéphanie Bioulac-Rogier, Pédopsychiatre, Grenoble
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Aurélie :
C’est dur. C’est extrêmement difficile. J’ai vraiment le souvenir de ces années-là d’un tunnel, vraiment d’un immense tunnel, assez noir où c’est assez long de voir la lumière. Et même quand j’y repense, je ne sais pas comment j’ai pu tenir ou comment j’ai tenu en fait à cette époque. Je me souviens de journées très difficiles dans mon activité professionnelle où j’étais obligée d’avoir une double conversation ; je me rappelle quand je parlais ou quand j’avais des présentations à faire, je me rappelle me dire il faut un verbe dans ta phrase Aurélie, là il faut un verbe parce qu’en fait voilà, c’était difficile de me concentrer… Et on est en mode survie, on essaye de se concentrer sur ce qu’on a à faire et en même temps, une impression de ne pas être là aussi quelque part, ou d’être là un peu en mode machine, en mode un peu robotique dans ce qu’on fait.
Sur la vie de couple, c’est aussi extrêmement difficile, dans qui fait quoi, dans qui se répartit les rôles effectivement, dans ces culpabilités parfois de ne pas en faire assez ou de ne pas trouver une solution. Et en même temps, il faut gérer ce quotidien, il faut continuer à avancer. Donc, c’est extrêmement difficile et je trouvais que c’était presque le plus difficile à gérer même dans l’autisme d’une manière générale alors qu’on n’en parle pas tant que ça, même dans le diagnostic, dans la prise en charge, etc. Sans doute aussi de notre fait, parce qu’on l’intègre aussi presque, je dirais, naturellement, parce que quand même ce sont des enfants, quand ils sont diagnostiqués, ils sortent de la petite enfance, où il y a une espèce de normalité aussi quelque part, un bébé, forcément, c’est normal que ça se réveille, un petit peu plus grand, on ne s’inquiète pas, ça va s’arranger. C’est aussi un peu un sujet tabou, comme si on jugeait un peu un bon bébé à un bon parent sur la bonne nuit que fait un bébé.
Et donc du coup je trouve que tout ça se mélange, se poursuit, et on ne sait pas trop par quel bout prendre les choses, comment en sortir. Et en même temps, je trouve que même par rapport au reste, c’est le plus difficile à vivre, parce qu’en plus il impacte aussi votre capacité et votre énergie à faire d’autres choses pour la prise en charge de l’autisme.
Moi, j’ai vraiment ce souvenir de tunnel, d’avoir été en mode robot, d’avoir été focalisée sur certaines choses et peut-être en avoir loupé d’autres sur cette période, où on est un peu l’ombre de soi-même quelque part d’une certaine manière.
Stéphanie :
Oui ! Je me retrouve évidemment exactement dans ce témoignage.
Moi, c’est un souvenir effectivement d’une période avec une chape de plomb. Donc le réveil après avoir dormi 2 heures, 3 heures dans la nuit, c’est… Effectivement, on se met en pilote automatique parce qu’on sait qu’il va falloir faire, il va falloir quand même tenir jusqu’au soir.
Donc voilà, on se met en pilote automatique. Donc, ce ne sont évidemment pas des journées satisfaisantes et agréables. Et oui, en plus, il y a cette culpabilité d’être en pilote automatique, ça veut dire ne pas être présente, ne pas être disponible, et ne pas pouvoir être auprès de son enfant comme on voudrait l’être. Je pense qu’en ce qui me concerne, il y avait aussi justement une hypersensibilité, une hyperémotivité qui était décuplée par le manque de sommeil.
Ce qui m’avait surprise aussi, c’était (moi qui suis plutôt une grosse dormeuse normalement) le fait de me dire, « mais en fait, on peut s’adapter à tout, je peux m’adapter au fait de dormir quatre heures par nuit, on peut donc vivre comme ça ». Et c’était à la fois quelque chose, entre guillemets de positif, c’est-à-dire, oui, on peut survivre, et en même temps quelque chose de très dur et très déprimant, parce que ça veut dire qu’on peut survivre, et ce n’est évidemment pas comme ça qu’on a envie de vivre.
Il y avait aussi une angoisse même, c’était devenu une angoisse au moment du soir et de se coucher. Quand je me couchais, je me disais « alors à quelle heure elle va se réveiller ? Est-ce que c’est à 1h du matin, à 2h ? Est-ce que c’est dans 30 minutes ? »
Et je pense que je m’endormais en fait en anticipant le réveil, ou peut-être pas cette nuit, mais comme c’était à peu près de nuit sur deux, j’avais quand même un petit espoir.
Et puis dans le couple, effectivement, même dans un couple relativement solide où on fait face ensemble à l’autisme, le sommeil c’est souvent le point d’achoppement, parce qu’au bout d’un moment, en ce qui me concerne, j’essayais de préserver un petit peu le sommeil de mon mari puisque la répartition des choses avait fait que c’était lui qui conservait une activité professionnelle et que moi j’avais mis la mienne en stand-by. Au bout d’un moment, le mode survie fait qu’on ne peut plus faire attention à l’autre et que la tension aussi se cristallise autour de ce moment des nuits, ça devient du chacun pour soi pendant ces nuits-là. Et c’est vrai que c’est aussi quelque chose qui est difficile à vivre, évidemment au quotidien.
Comme le dit là aussi Aurélie, je trouve que ce problème… enfin les conséquences de ce manque de sommeil, c’est aussi là où on se rend compte qu’on est dans un monde parallèle, qu’on a quitté le monde des gens normaux. Et je me rappelle que je le ressentais par exemple en discutant, pendant les discussions avec les copines ou les mamans d’autres enfants à l’école qui arrivaient parfois avec des cernes jusque-là et le visage défait en disant « j’en peux plus, ça fait deux nuits que ma fille, mon fils, ne dort pas, et c’est insupportable et j’en peux plus ». Et là, on ne dit rien quoi en fait. On ne va pas commencer à déballer le fait que nous, ce n’est pas une nuit ou deux nuits, mais que ça s’étale sur des années. Mais il y a la prise de conscience que, oui, on n’est plus tout à fait dans le même référentiel et dans le même monde. Voilà, enfin, je pense que c’est un peu universel chez les parents concernés.
Carmen Schröder :
Merci beaucoup pour ces témoignages extrêmement poignants. Je pense que ça va beaucoup aider d’autres parents aussi de l’entendre. Et Stephanie, je me souviens quand on avait travaillé ensemble, quelque chose que vous avez dit d’assez poétique, ou peut-être une autre maman, c’était que la nuit, elle se réveille et on pense à tous ces autres parents qui sont réveillés quelque part, parents d’enfants avec autisme qui eux aussi veillent et on regarde, on se dit il y a une sorte de communauté solidaire, mais on ne sait pas où ils sont à ce moment-là. Mais de l’imaginer en tout cas, ça peut parfois faire qu’on soit un tout petit peu moins seul dans ces moments très difficiles.
Stéphanie :
Oui, oui, c’est vraiment quelque chose qui peut apparaître complètement dérisoire et farfelue, mais le sentiment de solitude est tellement fort dans ces moments-là, que ne serait-ce qu’une petite pensée comme ça, ça met du baume au cœur.
Et juste peut-être, en parlant de rebondir sur ce sentiment de solitude, c’est évident que ça vient renforcer l’isolement. Je parlais du sentiment de ne plus faire partie du monde des gens normaux, mais il y a aussi l’isolement social parce qu’il est impossible, quasiment impossible, de faire garder son enfant le soir pour avoir une sortie à deux en tout cas (puisque là, avec mon mari, on se relayait le soir). Et même inviter des amis chez soi le soir, c’était devenu inenvisageable. Parce qu’entre le moment du coucher qui prend trois heures et cette espèce d’obsession ensuite de ne pas perdre du temps de sommeil ou aussi l’obsession de ne pas faire de bruit parce que ma fille avait un sommeil donc très léger, Donc en fait, on en arrive à organiser la vie en fonction de ça. C’était une période pendant laquelle on ne sortait pas et nos amis ne venaient pas non plus nous voir le soir, de peur qu’il y en ait un qui fasse un petit peu de bruit et qui la réveille. Bon, voilà. Donc effectivement, c’est un mode survie. Qui n’est pas très épanouissant.
Stéphanie Bioulac :
Et on imagine bien que si les médecins, les personnes qui s’occupent des enfants avec autisme ne vont pas questionner un petit peu ça, on se dit que « je suis un petit peu responsable de ce qui m’arrive, peut-être qu’on pourrait faire autrement ». Et je trouve que vraiment, on ressent ça dans ce que vous nous dites, qu’on ne vous a pas tendu la perche pour vous dire que ce que vous vivez, c’est entre guilllemets l’histoire typique d’un enfant avec autisme.
Et on peut espérer que ça, ça évolue quand même.
Sophie :
même si j’ai eu ces sentiments-là, alors peut-être que moi j’avais une force naturelle qui est que je ne suis pas une grosse dormeuse. Même avant la naissance de Marie, je suis quelqu’un qui n’avais pas besoin de beaucoup plus de 5 ou 6 heures de sommeil par nuit.
L’autre force que j’avais, mais qui n’est pas forcément un exemple, c’est que c’est vrai que Marie étant la cinquième enfant, en fait, j’avais déjà arrêté de travailler.
Donc, c’est vrai que je pouvais aussi rythmer mes journées, même s’il y en avait quatre autres dessus, enfin, bon, en fait, je pouvais me dire que j’avais le droit de me faire une sieste aussi de temps en temps, puisque je n’avais pas d’horaire de travail particulier. Donc ça, ça peut être aussi une force. Je voudrais parler pour toutes les mamans qui pourraient se sentir culpabilisés de devoir arrêter de travailler ou les papas, c’est-à-dire que ça peut être un temps où on peut aussi prendre pour soi et pour sa santé et puis ce n’est pas forcément dévalorisant. En tous les cas, je ne l’ai pas vécu comme ça.
Et puis l’autre point, c’est qu’on s’est organisé assez tôt, notamment pour pouvoir avoir des temps de vie familiale et aussi de couple. C’est que Marie est allée… en fait elle est partie en accueil temporaire, ou séjour, on dit séjour de répit, trois fois par an, trois semaines par an de suite, donc trois fois trois semaines, dès l’âge de 8 ans. On a trouvé à chaque fois des lieux qui étaient pas mal, qui pouvaient être à 500 km, mais on préférait faire les 1000 km deux fois aller/retour, et du coup ça nous donnait vraiment cette pause pour reprendre ce que disait Stéphanie, faire des choses avec des amis, faire des choses avec nos autres enfants, sans être pris par les routines et notamment les routines sommeil de Marie, qui effectivement pesaient sur la vie de couple, mais aussi sur les autres enfants, sur les frères et sœurs.
Il faut du temps pour que nous, on se reconstruise. Il faut du temps.
Carmen Schröder :
C’est bien d’avoir cette description, effectivement, comme on vous le dites, Sophie, vous étiez déjà organisée, même avant la naissance de Marie, dans une répartition des tâches qui a fait qu’en termes d’organisation du couple, certes c’était plus dur sur vous, mais ça n’a peut-être pas modifié les choses de manière extrême. Ce qui est important à dire dans beaucoup de couples, c’est vraiment, et c’est ça qui est probablement parmi les facteurs, pourquoi il y a un peu plus de séparation dans les couples de parents d’enfants avec handicap et plus particulièrement d’enfants avec autisme, c’est que ça crée justement une inégalité. Parce qu’il y a souvent un des parents, c’est souvent la mère, mais ça peut être aussi parfois le papa, qui va diminuer, voire arrêter son activité professionnelle, ce qui n’est déjà en soi pas facile à vivre, qui est du coup en première ligne par rapport aux troubles du sommeil, parce qu’on va préserver le sommeil de celui qui va continuer à travailler et qui est aussi celui qui contribue du coup financièrement le plus au foyer. C’est un peu la double, mais voire parfois, comme disait Stéphanie, la triple peine, parce qu’on perd la reconnaissance de par son travail, pour ceux qui arrêtent ou qui diminuent de travailler, on est physiquement plus épuisé. Et en plus, les moments positifs qui pourraient réunir à nouveau le couple, comme aller manger le soir, sortir ou inviter des amis pour une vie sociale, sont aussi plus difficiles.
Et c’est ça qui fait vraiment que c’est un cocktail, je dirais, qui peut être assez néfaste pour un couple et les troubles du sommeil peuvent vraiment très grandement y contribuer alors que c’est thématisé nulle part. Et là aussi, c’est encore une fois une raison pour poser systématiquement cette question-là et peut-être l’aborder de cette manière pour que ça ne soit pas sujet de discorde au sein du couple alors que finalement les deux parents sont victimes de cette situation.
Stéphanie Bioulac :
on sait bien que la dette de sommeil, ça a une répercussion au niveau physique et au niveau psychique, cognitif, quand on est en dette de sommeil. Les mamans nous l’ont bien expliqué sur la dysrégulation émotionnelle, sur le fait de se sentir irritable, d’avoir du mal à gérer ses émotions, une hypersensibilité, pleurer plus facilement, et une augmentation d’une symptomatologie anxieuse et pouvant évoluer vraiment vers une symptomatologie dépressive.
Carmen Schröder :
Alors, clairement, vous voyez que certaines choses sont assez facilement réversibles.
Rien que de récupérer pendant une, deux, trois semaines, comme disait Sophie, dans le cadre d’un séjour à répit ou parfois aussi quand on introduit un traitement qui marche très bien et d’un coup l’enfant dort vraiment très bien et les parents peuvent récupérer. Parfois il ne faut pas grand-chose et on se sent tout de suite mieux. Ce qui va, par exemple, plus vite disparaître, c’est l’émotivité, ce sont des difficultés attentionnelles, etc. Parfois pour le sommeil même, ça peut durer un peu, parce que si vous êtes habitué de vous réveiller en tant que parent toutes les nuits à cause des enfants, il suffit que l’enfant va d’un coup dormir très bien et les parents vont quand même continuer à se réveiller en surveillant : qu’est-ce ce qui se passe, pourquoi il dort, etc.
Là où ça peut être plus compliqué, c’est là que c’est le moins étudié, c’est tout l’aspect interactionnel et aussi sur les relations familiales, parce qu’on est parfois dans un tel système sous contrainte de tension, chape de plomb vous avez dit Stéphanie, et Aurélie vous disiez le tunnel, qu’on ne sort pas si vite du tunnel dans ces relations avec l’enfant, avec la fratrie, en tant que couple, ça peut parfois prendre un peu de temps.
Épisode 5
L’art d’être parent d’un enfant avec un trouble du spectre de l’autisme